Chapitre 1
Nora
Je viens de déclamer la dernière ligne de la lecture du scénario, mais ma performance, celle de mon rôle quotidien, ne sera pas terminée tant que je ne serai pas sortie d’ici.
— Bon travail, déclare notre productrice exécutive avant de reporter son attention sur ma partenaire à l’écran. Stella, je voudrais seulement m’assurer que tu…
Un coup toqué à la porte interrompt Jo. Avant même que quiconque réponde, le battant s’ouvre. Après trois décennies de travail dans ce domaine, je n’en suis même plus étonnée. Bien trop de cadres de chaînes télévisées croient que toutes les portes fermées ne le sont pas pour eux – et ce n’est pas le pire.
Toutes les têtes se tournent vers la porte, et vers la personne ayant tellement peu le sens du travail de création qu’elle n’hésite pas à nous interrompre.
Je suis surprise de découvrir que l’intrus est une femme. Je dirais qu’elle est en fin de cinquantaine, mais j’ai moi-même cinquante-et-un ans et, bien qu’elle ne paraisse pas vieille, elle est sans aucun doute plus âgée que moi. Ou alors elle ne s’est pas fait injecter autant de Botox.
Elle exsude cette assurance typique des cadres de notre industrie, comme s’ils annonçaient rien que par leur posture que tout le monde doive tout arrêter sur-le-champ, même en pleine création artistique aussi lente qu’ardue.
Ses cheveux noir corbeau lui arrivent aux épaules, et elle porte des talons incroyablement hauts pour une femme plus âgée que moi. Son tailleur d’un blanc immaculé est clairement haut de gamme. Son maquillage est parfait. Tout chez elle sent l’argent.
Jo bondit de sa chaise.
— Mademoiselle St James, salue-t-elle la nouvelle arrivée. Vous êtes en avance.
Ladite Mlle St James hausse les épaules.
— Vraiment ? Vous êtes peut-être en retard.
Sa réponse sonne plus comme une affirmation qu’une question. Elle force ensuite un sourire.
Jo se tourne vers nous avant de lever les yeux au ciel.
— Tout le monde, je vous présente Michelle St James.
— Merci, Jo.
Michelle St James sourit un peu plus largement. Les ridules au coin de ses yeux se creusent. Assurément pas une fan du Botox, alors – ce qui est peut-être à son honneur.
— Désolée pour cette interruption.
Si c’est à ça que ressemble un air désolé, je devrai revoir les expressions de mon personnage dans la série que nous essayons de développer.
— Continuez, je vous en prie. Faites comme si je n’étais pas là.
— Ce n’est rien, affirme Jo. Nous avions pratiquement fini.
Quelle démonstration de cran, Jo.
— Ouah, marmonne Stella. Qui est cette femme pour que Jo s’écrase comme ça ?
Je me penche vers elle.
— L’argent, lui murmuré-je à l’oreille.
— Je voulais passer tant que vous êtes tous présents afin de me présenter. Je suis la nouvelle PDG de Gloves Off Productions. Je remplace Gerry, pour des raisons que vous connaissez certainement tous.
Elle survole la table du regard sans s’arrêter sur qui que ce soit.
— J’aime mettre la main à la pâte, annonce-t-elle avec un sourire un chouïa plus chaleureux. Sans mauvais jeu de mots. La télévision, c’est ma vie, et cette série représente l’un des plus gros atouts de notre société. Pour cette raison, je serai bien plus présente que mon prédécesseur. J’aime savoir ce qui se passe sur mes plateaux de tournage.
Mes plateaux de tournage ? Oh, et elle n’a rien à faire de mieux de son temps si précieux ? Des calculs à effectuer ? Des données à analyser ? De l’argent à compter ?
— Mlle St James sera productrice exécutive cette saison, intervient Jo.
Son ton est tout aussi crispé que son visage. J’imagine qu’elle n’a pas eu voix au chapitre. Toutefois, qui suis-je pour me plaindre ? Ce n’est que la troisième saison d’Unbreak My Heart, et tant Stella que moi sommes déjà créditées en tant que productrices sur certains épisodes.
Quelques-uns des vrais producteurs, ceux qui se chargent des tâches fastidieuses, remuent sur leur siège. Mais il en va ainsi. Hollywood n’a jamais été une ville très juste, et le show-biz n’a jamais été un monde équitable basé sur le mérite. Enfin, il reste étrange que la PDG d’une société de production s’attribue un tel rôle. Je me demande si elle compte devenir productrice de tous les projets de sa compagnie.
— J’adore cette série, il s’agit donc d’un immense honneur et privilège, reprend Michelle.
Ses sourcils tressaillent lorsqu’elle plonge brièvement son regard dans celui de Jo.
— Oh, oui.
Jo se tourne vers Stella et moi, puis elle nous lance un sourire désolé.
— Mlle St James souhaiterait inviter les têtes d’affiche à déjeuner.
Elle ne nous laisse pas une seule seconde pour protester.
— Aujourd’hui, ajoute-t-elle.
Pardon ? Pour qui se prend Michelle St James pour s’imposer ainsi et remanier nos emplois du temps ? Comme si nous n’avions rien d’autre de prévu ? Comme si nous n’avions d’autre choix que d’obéir au moindre de ses ordres ?
— Bien sûr, répond Stella.
Je n’en suis pas surprise. Les changements de planning impromptus ne la dérangent jamais. Heureusement, je travaille dans cette industrie depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’une journée méticuleusement organisée est tout aussi illusoire que les histoires que nous jouons à l’écran. Je reste tout de même agacée par l’arrivée désinvolte de cette femme prétendant vouloir nous rencontrer alors qu’elle cherche manifestement à simplement asseoir son autorité.
Je lui lance le sourire le plus hypocrite de mon répertoire.
— Bien sûr. J’en serai ravie.
— Parfait. J’ai hâte.
Michelle St James pivote alors sur ses talons aiguilles et sort de la pièce.
— Quelle entrée, commente Stella en récupérant son portable.
— Tu n’as pas envie de rentrer chez toi ? lui demandé-je.
Stella secoue la tête.
— Une maman poule suffit à mon petit bout de chou.
Elle parcourt quelques photos envoyées par Kate, sa compagne, tandis que son téléphone était en mode silencieux.
— Oh, mon cœur. Regarde ça, Nora !
Elle tend le bras, son portable désormais devant mes yeux. Je ne vois aucune différence par rapport aux milliards de clichés de Silas que j’ai déjà été forcée d’admirer.
— Adorable.
Le fils de Stella est mignon, peu importe le nombre de photos de lui qu’elle me montre.
Elle range son téléphone.
— On dirait qu’on va déjeuner ensemble.
Je suis incapable de retenir mon soupir. Même s’ils sont toujours choyés en mon absence, mes chiens m’attendent à la maison. Tout comme le poke bowl que j’aurais aimé manger ce midi, préparé par Rick exactement comme je l’aime. Et mon confortable canapé, sur lequel j’aime me détendre après des réunions aussi émotionnellement épuisantes que celle-ci, avec trois corps duveteux étalés sur moi. Il va devoir rester vide le temps que j’écoute ce que Michelle St James peut bien avoir à nous dire.
